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samedi 8 mars 2014

Papa Sartre, Ali Bader

Café de Flore / Photo Saint-Germain-des-Prés

Quatrième de couverture
 Bagdad, tournant du millénaire. Un écrivain besogneux est chargé par deux individus assez louches d’écrire la biographie d’un certain Abdel-Rahman Shawkat. La tâche s’annonce d’autant plus ardue que ce dernier, porte-parole autoproclamé de l’existentialisme sartrien dans l’Irak des années 1960, n’a laissé aucun écrit, préférant exercer dans les cafés et les cabarets. À mesure que le biographe progresse dans son enquête et retrace le parcours tortueux de cet épigone irakien de Sartre, nombre de questions se font jour quant aux motivations profondes de ses commanditaires et aux circonstances de la mort du pseudo-philosophe. Ali Bader dresse un tableau truculent de la société bagdadienne entre les années 1950-1960 et la fin du siècle, une fresque dans laquelle se croisent aristocrates, marginaux, marchands, danseuses de cabaret, militants trotskistes, travailleurs journaliers, ministres et intellectuels de troisième zone... Papa Sartre est à la fois une biographie fictive délirante, un roman d’enquête aux accents postmodernes et une satire des milieux intellectuels irakiens et arabes. Un récit énergique, à la fois drôle et déroutant, qui met les pieds dans le plat en abordant les délicates questions de l’identité, du savoir et du pouvoir.

 Ali Bader est né à Bagdad et vit aujourd’hui à Bruxelles. Grand chroniqueur de la petite histoire irakienne, il a publié onze romans depuis le début des années 2000, parvenant à s’imposer comme l'une des voix les plus originales de sa génération. Papa Sartre, qui a été couronné par plusieurs prix littéraires dans le monde arabe, est la première de ses œuvres à être traduite en français.

Traduit de l’arabe (irak) par May A. Mahmoud

Extrait
 Abdel-Rahman tira les rideaux en mousseline et se posta à sa fenêtre pour observer le souk. Les volumineux turbans noirs des marchandes, aux seins desquelles étaient pendues les têtes chauves de leurs nourrissons, émergeaient entre les corbeilles de radis, d’herbes fraîches et de figues mûres. Une foule d’hommes et de femmes allait et venait parmi les grandes gamelles de citrons et d’oranges, les paniers d’oignons, de poivrons verts de pommes bien lavées, les sacs de dattes confites… A l’autre bout étaient empilées les cages à poules, à canards et à petits oiseaux ; des moutons gambadaient juste à côté, le long de haies qui laissaient entrevoir une jungle chaotique ombrageant quelques pots de myrte et d’espèces florales diverses.
 Lentement, devant le miroir vertical fixé sur la table de sa chambre, Abdel-Rahman s’habilla. Quand il eut noué sa mince cravate bleue, il mit ses lunettes carrées à monture de plastique noir et fit aller son regard entre la photographie de Jean-Paul Sartre et la glace. Alors un profond sentiment de contrariété l’envahit.
 Pourquoi n’était-t-il pas borgne ? se dit-il, regrettant que son reflet dans le miroir n’offrît pas une parfaite similitude avec l’image de Sartre. Abdel-Rahman était toujours rasé de près, il se gominait les cheveux et se coiffait comme Sartre ; son joli visage anguleux présentait des traits proches du sien : même nez fin, mêmes joues bien pleines, même bouche pincée…  Il avait beau faire, toutefois, jamais il ne pourrait passer pour la copie conforme du philosophe français. Si la nature n’avait pas refusé de le gratifier de cet œil droit déficient, il se serait pourtant senti comblé et sa vie lui aurait semblé en tout point accomplie… Et comment ? Il aurait été un deuxième Sartre !
 A cet instant, Abdel-Rahman réalisa que l’existence était fondamentalement inique et cruelle. Si la justice, l’égalité et la morale avaient prévalu, Dieu n’aurait pas manqué de le faire naître borgne, comme Jaseb, qui déambulait avec sa charrette et vendait ses légumes flétris dans le souk de Sadriya. Cet ignorant ne se rendait même pas compte de la grâce insigne que représentait son regard sartrien, il ne voyait ni la portée philosophique de cet éborgnement, ni le rôle éminent que cet œil éteint avait pu jouer dans l’histoire des idées. Et sans nul doute Jaseb, si on lui avait demandé lequel de ses deux yeux il préférait, aurait choisi celui qui restait sain, malgré son caractère extrêmement banal. Dans ce monde où toutes les créatures avaient reçu deux yeux pour voir, son infirmité ne lui apportait que honte et affliction. Seuil

5 commentaires:

  1. Je ne connaissais pas du tout et ta critique incite à la curiosité!!!

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  2. Peut être que ce pseudo Sartre se supposait être dans un pays d'aveugles, et il serait roi!

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  3. Il vit à Bruxelles, envie de le rencontrer :)

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  4. À lire absolument! Merci! Je l'achèterais quand je serais à Paris. On se voit Café de Flore? mi-Avril? Bisous ma douce!

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  5. Ah! très bien !ma douce je t'ai taguée sur mon blog ... tu ne vas peut-être pas répondre mais je tenais à te remercier pour ta fidélité et ta gentillesse. Mille bisous

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