vendredi 16 octobre 2015

2084. La fin du monde, Boualem Sansal

Etienne Dinet (1861-1929), La Caravane se dirigeant vers Ghardaia

Quatrième de couverture
  L’Abistan, immense empire, tire son nom du prophète Abi, «délégué» de Yölah sur terre. Son système est fondé sur l’amnésie et la soumission au dieu unique. Toute pensée personnelle est bannie, un système de surveillance omniprésent permet de connaître les idées et les actes déviants. Officiellement, le peuple unanime vit dans le bonheur de la foi sans questions.
  Le personnage central, Ati, met en doute les certitudes imposées. Il se lance dans une enquête sur l’existence d’un peuple de renégats, qui vit dans des ghettos, sans le recours de la religion…
  Boualem Sansal s’est imposé comme une des voix majeures de la littérature contemporaine. Au fil d’un récit débridé, plein d’innocence goguenarde, d’inventions cocasses ou inquiétantes, il s’inscrit dans la filiation d’Orwell pour brocarder les dérives et l’hypocrisie du radicalisme religieux qui menace les démocraties.

  Née en 1949, Boualem Sansal vit à Boumerdès, près d'Alger. Son œuvre a été récompensée par de nombreux et prestigieux prix littéraires, en France et à l'étranger. Gallimard

Extrait
  Le ghetto de Qodsabad avait un charme certain alors même qu'il était dans un état épouvantable, pas une bâtisse ne tenait debout par elle-même, des forêts de béquilles et d'attelles assemblées à la diable les maintenaient péniblement en équilibre. Partout, des montagnes de gravats racontaient des effondrements récents et d'autres anciens, et dans les deux cas des malheurs injustes. Des enfants haillonneux jouaient à la grimpette et fouillaient les décombres à la recherche d'un truc à vendre. La saleté avait trouvé son royaume, en maints endroits les ordures s'amoncelaient jusqu'aux toits des maisons, ailleurs elles tapissaient le sol jusqu'aux genoux. L'enfouissement ayant atteint ses limites depuis longtemps, on ne pouvait ni les évacuer ni les brûler (le ghetto serait parti en fumée avec sa population) et donc elles s'entassaient à l'air libre, poussées de-ci de-là par le vent et ainsi le ghetto s'élevait sur ses ordures et ses remblais. L'obscurité régnait de jour comme de nuit. A l'absence de courant électrique l'enfermement ajoutait son sinistre effet, de même que l'étroitesse des rues, l'urbanisme chaotique, les destructions, les beuglements des cornes d'alarme, les bombardements intempestifs, les heures lourdes passées dans les abris, et le reste qui prolifère dans les villes assiégées. Tout cela assombrissait la vie et lui mettait des freins puissants. Il n'empêche, il y avait de l'entrain, il y avait une culture de la résistance, une économie de la débrouille, un petit monde qui s'agitait sans répit et trouvait le moyen de survivre et d'espérer. La vie ne faisait pas que passer, elle cherchait, s'accrochait, inventait, affrontait toutes sortes de défis et recommençait autant qu'il était humainement possible. Il y aurait beaucoup à dire sur le ghetto, ses réalités et ses mystères, ses atouts et ses vices, ses drames et ses espoirs, mais réellement la chose la plus extraordinaire, jamais vue à Qodsabad, était celle-ci : la présence des femmes dans les rues, reconnaissables comme femmes humaines et non comme ombres filantes, c'est-à-dire qu'elles ne portaient ni masque ni burniqab et clairement pas de bandages sous leurs chemises. Mieux, elles étaient libres de leurs mouvements, vaquaient à leurs tâches domestiques dans la rue, en tenues débraillées comme si elles étaient dans leurs chambres, faisaient du commerce sur la place publique, participaient à la défense civile, chantaient à l'ouvrage, papotaient à la pause et se doraient au faible soleil du ghetto car en plus elles savaient prendre du temps pour s'adonner à la coquetterie. Ati et Koa étaient si émus lorsqu'une femme les approchait pour leur proposer quelque article qu'ils baissaient la tête et tremblaient de tous leurs membres. C'était le monde à l'envers, ils ne savaient comment se tenir. Les reconnaissant pour ce qu'ils étaient, des empotés d'Abistani ne connaissant que l'abilang, elles leurs parlaient leur patois, un baragouin très chuintant, appuyant la parole de gestes précis, agitant d'une main l'article à vendre et de l'autre indiquant avec les doigts le nombre de rils à compter pour l'avoir tout en lançant des regards malins au public comme si elles sollicitaient ses applaudissements.



2 commentaires:

  1. Hello Kenza , après l'avoir vu et entendu dans les médias , j'avoue apprécier cet homme .
    Bises

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  2. Je l'ai commandé à ma bibliothèque, il m'a interpelée... J'espère que tu vas bien Kenza. Bises. brigitte

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«Trois opérations : Voir, opération de l’œil. Observer, opération de l’esprit. Contempler, opération de l’âme. Quiconque arrive à cette troisième opération entre dans le domaine de l’art.» Emile Bernard