dimanche 10 juillet 2011

Je vais te dire un grand secret, Louis Aragon

James Jabusa Shannon (1862–1923), Springtime
***
Je vais te dire un grand secret Le temps c'est toi
Le temps est femme Il a
Besoin qu'on le courtise et qu'on s'asseye
A ses pieds le temps comme une robe à défaire
Le temps comme une chevelure sans fin
Peignée
Un miroir que le souffle embue et désembue
Le temps c'est toi qui dors à l'aube où je m'éveille

C'est toi comme un couteau traversant mon gosier
Oh que ne puis-je dire ce tourment du temps qui ne passe point
Ce tourment du temps arrêté comme le sang dans les vaisseaux bleus
Et c'est bien pire que le désir interminablement non satisfait
Que cette soif de l'oeil quand tu marches dans la pièce
Et je sais qu'il ne faut pas rompre l'enchantement
Bien pire que de te sentir étrangère
Fuyante
La tête ailleurs et le coeur dans un autre siècle déjà
Mon Dieu que les mots sont lourds Il s'agit bien de cela
Mon amour au-delà du plaisir mon amour hors de portée aujourd'hui de l'atteinte
Toi qui bats à ma tempe horloge
Et si tu ne respires pas j'étouffe
Et sur ma chair hésite et se pose ton pas

Je vais te dire un grand secret Toute parole
A ma lèvre est une pauvresse qui mendie
Une misère pour tes mains une chose qui noircit sous ton regard
Et c'est pourquoi je dis si souvent que je t'aime
Faute d'un cristal assez clair d'une phrase que tu mettrais à ton cou
Ne t'offense pas de mon parler vulgaire Il est
L'eau simple qui fait ce bruit désagréable dans le feu

Je vais te dire un grand secret Je ne sais pas
Parler du temps qui te ressemble
Je ne sais parler de toi je fais semblant
Comme ceux très longtemps sur le quai d'une gare
Qui agitent la main après que les trains sont partis
Et le poignet s'éteint du poids nouveau des larmes

Je vais te dire un grand secret J'ai peur de toi
Peur de ce qui t'accompagne au soir vers les fenêtres
Des gestes que tu fais des mots qu'on ne dit pas
J'ai peur du temps rapide et lent j'ai peur de toi
Je vais te dire un grand secret Ferme les portes
Il est plus facile de mourir que d'aimer
C'est pourquoi je me donne le mal de vivre
Mon amour.

Louis Aragon, Elsa

7 commentaires:

  1. Elle en a eu de la chance d'être à l'origine de ces merveilles de poèmes Elsa !
    Merci Kenza

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  2. Magnifique !
    Je lis et je relis et je regarde ...

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  3. C'est magnifique !
    Je lis et je relis, cher Aragon et je regarde ...

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  4. Merci. Ce poème me touche toujours autant, et le temps n'y a rien changé. Très beau choix, Kenza.

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  5. Un poème que j'aime lire et relire avec toujours cette émotion au bout des des yeux...
    Pourquoi ce tableau ?

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  6. Elsa, les yeux d'Elsa, toujours Elsa ... être aimée ainsi, ça fait rêver !
    Merci Kenza.

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  7. Très beau poème... Plein de bisous, que ta journée soit lumineuse, avec du temps à partager et du temps rien que pour toi. brigitte

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«Trois opérations : Voir, opération de l’œil. Observer, opération de l’esprit. Contempler, opération de l’âme. Quiconque arrive à cette troisième opération entre dans le domaine de l’art.» Emile Bernard