Les Nuits
du Caire
- Vous avez vécu
dans le souvenir
du bonheur, Karim.
Or, rien n'empêche
le bonheur
comme le souvenir
du bonheur.
Extrait
«Je suis né d'une ville enceinte de lumière
qu'un fleuve têtu traverse lentement. Je suis né entre deux rives, femelles engrossées,
qui bataillent le désert depuis la nuit des temps.
C'est ici, par hasard, que la nature survit
parmi les ombres vertes, vaguement disséminées. Par hasard aussi que le vent
ensemence les cités palmeraies. Je suis né d'un limon inséminé de tout ; d'un
pays à l'été infini et qui n'en finit pas. Les dieux l'ont parcouru un soir
d'il y a longtemps, signant au pied des dunes leurs gestes démesurés. Depuis
lors, Horus, Harmakhis, Maât et les autres sommeillent dans une vallée royale
en allée du présent, tandis que leurs enfants, boueux, surnuméraires, cherchent
désespérément le dernier lac sacré. C'est ici que tout se noue dans la sueur
des mots, le croisement des regards, les langueurs anonymes. Ici que l'on
apprend le vrai sens du mot destin, de l'écrit, du mektoub, l'autre pseudonyme
de Dieu.
Minuit et demi, écrivait le vieil homme dont
la silhouette courbée hantait et hante encore les rues d'Alexandrie. Le temps a
fui, depuis qu'à neuf heures j'ai allumé ma lampe et me suis installé ici. Je
suis resté sans lire, sans parler. À qui parler, seul, dans cette maison ?
Depuis qu'à neuf heures j'ai ravivé ma lampe, l'image de mon jeune corps m'est
apparue et celle des chambres tièdes, parfumées, et celle des voluptés passées.
J'ai revu des rues qui ont perdu leur visage, des femmes et des hommes qui ont
cessé d'exister, des théâtres et des cafés défunts. Limage de mon jeune corps
m'est apparue et m'a rappelé des souvenirs terribles : deuils de famille,
séparations, sentiments des miens, volontés des morts dont on a fait si peu de
cas. Minuit et demi. Comme le temps fuit ! Minuit et demi. Comme elles passent
les années !
Lawrence Durrell n'est plus. Si la façade
rococo de l'hôtel Cecil ouvre
toujours sur la mer, ce n'est plus l'hôtel Cecil.
Justine, Balthazar, Mountolive et Clea se sont dilués sous l'effet du soleil ;
ils ont coulé dans l'asphalte.
Le Caire vibre toujours sous les coups de
boutoir du désert et toujours le vent soulève la chevelure calcaire du
Mokattam, pulvérise des volutes de sable qui s'élèvent, tourbillonnent,
virevoltent avant de saupoudrer les fenêtres, les terrasses, les ruelles, les
minarets, les devantures, les cordes à linge, s'infiltrent partout ; poussière
millénaire, combat perdu d'avance.
Au pied des pyramides, depuis des heures et
sous quarante degrés, un balayeur impavide balaye le sable qui recouvre la
route. À peine quelques mètres dégagés, tout est à recommencer. Fatalité.
Combat perdu d'avance. Qu'importe ! Telle est la volonté du Tout Puissant.
Patience. Patience. Le peuple égyptien n'est fait que de patience. Demain, mon
petit. Demain, mon fils. Inch Allah. Tout ira mieux. N’oublie jamais :
Perses, Grecs, Romains, Mamelouks, Turcs, français, Anglais ; tout ce
monde a battu en retraite et nous sommes toujours là. »
Arthaud
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Merci Myriam pour ce très beau cadeau!